L’étrangère est née en Pologne, en 1923, à TORUN (THORN, pour les Allemands)
Le père meurt quand sa mère est enceinte de quatre mois, la mère meurt, alors que l’étrangère,
âgée de trois ans, est en train de lui faire un gros câlin, pelotonnée dans ses bras
Orpheline l’étrangère est élevée par la sœur de sa mère, elle fréquente l’école primaire
catholique, et une fois par semaine, le vendredi je crois, juste après avoir dit la prière du matin
en classe, encadrée par les institutrices qui sont des religieuses, toute l’école, en rangs par
deux, et précédée par le prêtre en tenue d’apparat entouré de ses enfants de chœur, va défiler
en ville, on chante des cantiques, les enfants, judicieusement conseillés par les religieuses,
choisissent sur le chemin de jolis cailloux suffisamment petits pour tenir dans leurs petites
mains, et suffisamment gros pour être efficaces, on finit la promenade dans les rues
commerçantes, et les enfants descendent les vitrines des commerçants juifs à coups de pierres,
on rentre en bon ordre à l’école en continuant à chanter des cantiques qui racontent que dieu
est amour
Quand l’étrangère atteint ses douze ans, en 1935, la famille s’installe à Gdynia, port sur la
Baltique à côté de GDANSK (DANTZIG, pour les Allemands)
En 1940, âgée de 17 ans, l’étrangère est raflée par la gendarmerie allemande, déportée en
Poméranie, à NEUSTETTIN, chez un agriculteur allemand, Monsieur BORZ, qui l’utilise
sans salaire, 11 heures par jour, six jours par semaine plus cinq heures le dimanche matin, aux
travaux des champs. La Poméranie sera attribuée à la Pologne après la fin des hostilités.
L’étrangère y découvre jour après jour ce que c’est que de faire partie de la sous-humanité,
d’appartenir à une race d’esclaves
En 1943, sa mère adoptive, sa tante, devient subitement aveugle, elle vit seule, sans nouvelles
ni de son mari prisonnier en camp de travail ni de ses deux fils, les cousins de l’étrangère,
Ziegfried et Gérard, engagés dans des armées respectives de libération, Gérard à LONDRES,
Ziegfried à MOSCOU, soldat dans l’Armée Rouge
L’étrangère s’enfuit de la ferme, en dérobant le vélo de la fille du fermier allemand, puis en
prenant le train sans papier et sans billet, elle obtient de justesse l’autorisation de demeurer
près de sa mère, à Gdynia, près de GDANSK (DANTZIG, pour les allemands), en
s’embauchant à l’APARATEBAU GOTENHAFEN sur la commune de RAHMEL, une usine
d’armement qui travaille pour l’Allemagne, ce qui lui évite d’être arrêtée et de nouveau
déportée, ou pire, l’industrie de guerre ayant priorité sur l’agriculture
L’étrangère y travaille en 1943, 1944, et 1945, y rencontre un travailleur obligatoire français
originaire de Marseille, en 1945 devant l’avancée triomphante de l’Armée Rouge, l’étrangère
et le travailleur français, un peu terrorisés par ce qui se raconte sur l’avancée de l’Armée
Rouge, 300 000 femmes violées en deux mois depuis l’entrée des troupes russes en Pologne,
disent adieu à la maman adoptive et aveugle, la confient à des voisins bienveillants, et
rejoignent la France en trois mois, au sein d’une bande errante de quarante réfugiés, le voyage
est compliqué, entrecoupé de ponts effondrés, de voies ferrées détruites, de barrages des
armées libératrices qui demandent les papiers, contrôlent les identités, refoulent et parfois
laissent passer, et aussi la pitance qu’il faut quotidiennement se procurer
Parvenus à ITZEHOE, un port sur la Baltique qui vit de la pêche à la baleine, à la frontière du
Danemark, les autorités françaises d’occupation bloquent le passage, refoulent tous les
étrangers, et donc l’étrangère, seuls les français sont autorisés à continuer le voyage
L’étrangère épouse sur le champ le travailleur français, devant une autorité d’état-civil
allemande, qui n’a plus ni autorité ni compétence, nous sommes le 18 mai 1945, 10 jours
après l’armistice qui a destitué l’Etat allemand, sur les tampons officiels du certificat mariage
aussitôt délivré la croix gammée est hâtivement découpée avec un canif
Le livret de famille d’Itzehoe, traduit par une autorité consulaire française de rencontre à
Hambourg permet de surmonter les obstacles, il ouvre les barrages de l’armée française,
l’étrangère doit toutefois franchir la dernière frontière, la vraie, celle qui permet enfin de
fouler le sol français, cachée dans un tonneau, planquée au fond d’un train de marchandises.
C’est que les troupes françaises et américaines font la chasse aux souris grises, ces salopes
allemandes engagées dans l’armée de leur pays, et violent joyeusement ou torturent à tour de
bras, dans des tournantes mémorables, sans qu’il soit besoin de trop s’attarder à vérifier
l’identité ou la nationalité des jolies blondes qui tombent entre leurs pattes. L’étrangère arrive
enfin dans la famille marseillaise de son travailleur français, en fait tout une joyeuse bande d’
italiens mariés à des corses et réciproquement, qui est furieuse d’être mise devant le fait
accompli, et de devoir accueillir une étrangère blonde aux yeux bleus de surcroît, qui ne
s’exprime avec son nouvel époux qu’en allemand, elle méconnaissant le français et lui, le
polonais. C’est qu’une fiancée française (en réalité, Maria était une sale napolitaine tout juste
naturalisée avant la guerre) attend le travailleur obligatoire libéré, elle l’attendait depuis son
départ forcé en Allemagne, et avait passé la guerre à lui tricoter des chaussettes et des passe-
montagnes tout aussitôt expédiés en colis amoureux. Désormais, au quartier, la polonaise,
devenue française par le mariage, sera au mieux l’étrangère, au pire, la Boche. Ses trois
enfants, dans les années cinquante, eurent à batailler longtemps dans les cours d’école de la
République pour éviter à force de coups de poing et de crachats échangés, de se faire appeler
par leurs camarades les enfants de la Boche. Heureusement, l’arrivée à l’école des enfants de
pieds noirs en 1962 permit aux bons français de se défouler sur d’autres qu’eux
Française par le mariage, pour l’étrangère, c’est vite dit. L’administration française mettra
onze ans à reconnaître la validité du mariage à ITZEHOE, petit port de la Baltique, à la
frontière danoise, vivant de la pêche à la baleine. Le décret officiel de reconnaissance de la
nationalité française ne sera publié qu’en 1956, le 25 mai 1956. Onze ans de démarches, de
contrariétés, d’humiliations, de rejets, d’espoirs, de complications inattendues, de craintes,
d’angoisses, onze ans de sadisme administratif et républicain
Dans ces années d’après-guerre, alors que la population ne peut se nourrir que grâce à des
tickets de rationnement, l’étrangère, enceinte de son premier fils, n’aura droit, comme
l’administration républicaine l’a prévu, qu’à la moitié de la ration alimentaire des bons
français. Son corps s’en souviendra longtemps. Elle n’est plus tout à fait un sous-homme,
comme au temps de la déportation et du travail forcé à la campagne, elle est juste devenue
une moitié de français, une demi - portion
A Gap, dans les Hautes –Alpes, alors que l’étrangère de nationalité française alors âgée de 81
ans jouit paisiblement de la retraite de réversion de son mari décédé, et alors qu’elle est
présente sur le sol français depuis 59 ans, elle voit sans préavis, à l’aube d’un bien bel été ses
droits à la Sécurité Sociale interrompus, ils sont suspendus, avec arrêt immédiat du
remboursement des soins médicaux, honoraires du médecin de famille, médicaments etc.
parce qu’un cadre zélé de la Caisse Primaire de l’Assurance Maladie des Hautes Alpes, attiré,
comme une mouche par la merde, par le chiffre 99 dans le numéro de sécurité sociale de
l’étrangère qui induit une naissance hors du territoire national, porte ouverte à tous les actes
délictueux, a décidé une exploration approfondie de la situation de la probable délinquante de
81 ans. Le zélé fouille et découvre des pièces d’identité où cohabitent des noms de famille
différents, tantôt WIERSCHOWSKI, tantôt WIERSCHOWSKA. Une simple interrogation
auprès de l’intéressée, ou auprès de services consulaires polonais, lui aurait appris qu’en
Pologne les membres d’une même famille, quand ils sont de sexe mâle ont un nom de famille
se terminant par la lettre « i », et que les membres de la même famille de sexe féminin ont le
même nom de famille mais se terminant par la lettre « a ». Cette pratique n’étant pas
française, à coup sûr, elle pue l’arnaque, l’escroquerie, l’abus de droit, et peut-être même, qui
sait un vaste trafic international ? Vigilance, vigilance, les bons français
Il fallut justifier de la réelle identité de la Délinquante, écrire à Torun (Thorn, pour les
allemands), obtenir un acte de naissance authentique, le faire traduire en français moyennant
finance par un expert agréé, le faire certifier conforme par le Consulat de Pologne, pour, au
bout de trois mois, obtenir le rétablissement des droits. Le zélé de la Sécu est content
Dans la même période, à l’occasion du renouvellement de sa carte d’électrice, l’étrangère, qui
se croit française par le simple fait de ce droit de vote reconnu uniquement aux nationaux et
obtenu pour elle depuis 1956, depuis le 25 mai 1956, a la surprise d’y voir mentionné, entre
parenthèses il est vrai, le mot « étrangère ». Sa colère produisit une lettre circonstanciée à
Monsieur le Maire de Gap, Jean – Bernard Reymond, qui aussitôt se fend d’une très amicale
et très chaleureuse lettre d’excuse, en remettant la responsabilité de cette mention impossible
sur le dos d’un sous-traitant informatique de la région grenobloise
Non, Jean – Bernard, l’erreur informatique a été que l’étrangère ait pu être informée de cette
mention « étrangère » reçue à son domicile, inscrite sur sa carte d’électeur, mais il a bien fallu
que le sous-traitant ait accès à un fichier classant à part les français de souche et les français
naturalisés, et ce fichier clandestin, peut-être croisé avec ce fameux numéro 99, à quoi devrait
‘il servir ? Aura - t ‘il le même destin que ces fichiers recensant les juifs résidant en région
parisienne, remarquablement tenu à jour dans les années trente par les zélés de
l’administration française, et, alors que ordre avait été donné de le faire disparaître, conservé
soigneusement dans des boites à chaussures, sur des étagères de la Préfecture de Police, parce
qu’on ne sait jamais, ça pourra toujours servir, et dieu sait qu’il servit, quand un zélé le remit
après l’armistice aux autorités allemandes d’occupation qui n’en demandaient pas tant
Au décès de l’étrangère, survenu le 16 octobre 2014 à 10h35 minutes, le savoir-faire et la
gentillesse des services des pompes funèbres ont dû surmonter quelques petites difficultés, et
finalement assez rapidement triompher, l’acte de décès ayant du mal à se rédiger, alors qu’un
autre zélé, en marge d’un document ancien d’état-civil et à l’occasion d’un certifié conforme
particulièrement maladroit, ayant oublié tout juste un « w » et commis un « z » inexistant dans
la retranscription de ce putain de nom d’étrangère, que personne ne l’obligeait à retranscrire,
remettait à nouveau en doute la véracité de l’identité de la défunte
Même morte, même si le rétablissement de la vérité ne prit que quelques minutes en
fournissant quelques documents supplémentaires non exigés par la règlementation applicable
à tout un chacun, même morte, l’étrangère aura persisté à être un bien mauvais français
En Italie, à LAMPEDUSA en octobre 2013, les choses eussent été plus simples, la nationalité
italienne étant accordée systématiquement aux cadavres sans papier
Son fils aîné, sa fille, et moi le petit frère, nous ne sommes pas peu fiers d’avoir été fils et fille
de ce cadavre – là, mon étrangère, notre maman, et depuis que j’ai l’âge de penser, je ne cesse
de penser aux zélés gardiens de la République et à ce que je leur ferai, quand le jour viendra
La Nation, qui a beaucoup de mérite à certains seuils de notre Histoire, cette France que
j’aime passionnément, c’est aussi la petite invention de petits salauds pour faire à répétition de
petites saloperies à une grande dame, qui les emmerde, qui les emmerde, qui les emmerde